L'appréciation de la preuve - Chapitre 3 : Évaluation de la preuve et processus décisionnel

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3. Évaluation de la preuve et processus décisionnel

Un aperçu du processus que suivent généralement les décideurs lorsqu'ils évaluent la preuve est disponible ci-dessous. Cette section a pour objet d'aider le lecteur à situer l'étape essentielle de l'appréciation de la preuve dans l'ensemble du processus décisionnel.

3.1 Avant l'audience

3.1.1 Établir à quelle partie incombe le fardeau de la preuve

Dans toutes les affaires soumises à l'une ou l'autre des sections de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié du Canada, le fardeau de la preuve incombe à l'une des parties à la procédure. Le fardeau de la preuve peut être particulièrement important lorsque, après que tous les éléments de preuve ont été évalués et appréciés, le tribunal leur accorde la même valeur pour ce qui est de démontrer ou de contredire le bien-fondé de la cause. Dans une telle situation, la partie à qui incombait le fardeau de la preuve n'a pas établi le bien-fondé de sa cause.

Pour un examen plus approfondi du fardeau de la preuve, voir le chapitre 4 du présent document.

3.1.2 Déterminer les questions à trancher

La procédure d'évaluation de la preuve commence avant le début de l'audience, car le dossier soumis au tribunal doit être analysé dans le but de déterminer quelles sont les questions à trancher. Le tribunal peut également examiner tout élément de preuve que les parties se sont entendues à mettre à sa disposition ou qui n'est pas manifestement contesté. Si l'admissibilité de certains éléments de preuve est contestée ou est susceptible de l'être, le tribunal peut ne pas vouloir prendre en compte ces éléments jusqu'à ce que la question préliminaire de leur recevabilité ait été réglée. Il est évident qu'à ce stade, la détermination des questions à trancher est provisoire, car les questions peuvent changer à mesure que d'autres éléments de preuve sont produits avant ou pendant l'audience.

Il faut tenir compte, au moment de déterminer les questions à trancher, des dispositions pertinentes de la LIPR et du Règlement. Le dossier et la preuve doivent ensuite être examinés pour décider quelles questions particulières peuvent être déterminantes dans l'affaire soumise au tribunal. En règle générale, il ne sert à rien de définir les questions de façon générale (p. ex. « le demandeur d'asile a-t-il qualité de réfugié au sens de la Convention ou qualité de personne à protéger? » ou « le demandeur appartient-il à la catégorie du regroupement familial? »). En fait, les questions doivent être formulées de façon suffisamment précise pour aider le tribunal à établir quels éléments de preuve sont pertinents eu égard à la décision qu'il devra rendre (p. ex. « le demandeur d'asile dispose-t-il d'une possibilité de refuge intérieur? » ou « est-ce que l'adoption du demandeur par l'appelant crée un véritable lien affectif parent-enfant? »). Une fois qu'il a établi les questions qui peuvent être déterminantes, le tribunal peut mieux concentrer l'audience sur les éléments de preuve qui sont plus susceptibles d'être importants pour l'issue de l'affaire.

3.2 Pendant l'audience

3.2.1 Déterminer la recevabilité

Devant un tribunal, les éléments de preuve irrecevables ne seront généralement pas consignés parmi les pièces ou ne seront pas versés au dossier. De plus, des segments irrecevables d'éléments de preuve par ailleurs recevables (p. ex. un passage particulier d'un document) peuvent être supprimées du dossierNote de bas de page 14. Le décideur ne prendra en compte, pour arriver à sa décision, aucun élément qui a été supprimé du dossier ou qui n'est pas admis en preuve.

Comme l'explique le chapitre précédent, les sections de la Commission ne sont liées par aucune règle légale ou technique de présentation de la preuveNote de bas de page 15. Contrairement à ce qui se passe devant un tribunal judiciaire, la plupart des éléments de preuve produits aux audiences de la Commission sont admis en preuve, et le tribunal tient compte dans son appréciation de la preuve de toute lacune qu'elle présente. Toutefois, dans certains cas, il ne convient pas d'admettre des éléments de preuve et de leur accorder ensuite peu ou pas de poids. En fait, le tribunal devrait déclarer ces éléments de preuve irrecevables. Cette situation peut survenir, par exemple, lorsque les éléments de preuve sont sans rapport avec les questions à trancher, que leur effet préjudiciable l'emporte sur leur valeur probante, qu'ils sont protégés par le secret professionnel ou par une disposition législative relative à la confidentialité, qu'ils sont inutilement répétitifs ou qu'ils ne satisfont pas aux exigences législatives applicables en matière de recevabilité.

Dans la décision ThanabalasinghamNote de bas de page 16, la Section d'appel de l'immigration (SAI) conclut que la preuve d'un présumé comportement criminel n'ayant pas donné lieu à une déclaration de culpabilité, y compris des déclarations du KGB, est recevable. La SAI a examiné le préjudice potentiel pour l'appelant si elle acceptait des éléments de preuve révélateurs d'activités criminelles. Le tribunal a déclaré qu'il serait injuste d'alourdir le casier judiciaire de l'appelant en tentant de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu'il est coupable d'autres infractions que celles figurant à son dossier du Centre d'information de la police canadienneNote de bas de page 17. Toutefois, le tribunal a reconnu que « la même preuve peut s'avérer pertinente pour résoudre d'autres questions en litige. Si la question est accessoire à ce qui doit être décidé, il est probable que l'effet nuisible découlant de l'admission de cette preuve l'emporte sur sa valeur probante. Donc, il ne suffit pas de dire que la preuve fait partie des “circonstances particulières de l'espèce”. Les circonstances particulières doivent être définiesNote de bas de page 18. » Compte tenu des faits de l'espèce, la SAI a conclu que le ministre (l'intimé) pouvait invoquer la preuve pour prouver l'appartenance de l'appelant à un gang et ses activités.

Dans la décision FungNote de bas de page 19, la SAI a admis en preuve des déclarations sous serment et des rapports de police se rapportant à des faits à l'égard desquels les accusations au criminel avaient été retirées. Bien que ces documents n'aient pas le même poids que des documents se rapportant à des actes ayant mené à des déclarations de culpabilité, ils étaient pertinents eu égard aux « circonstances de l'affaire ».

Dans la décision BalathavarajanNote de bas de page 20, qui repose sur des éléments de preuve semblables relatifs à des activités de gangs tamouls, la Cour d'appel fédérale a statué que, même si ces éléments de preuve sont parfois ténus et comprennent des renseignements fournis par des informateurs, il appartient à la SAI de décider du poids à leur accorder.

Tel que mentionné ci-dessus, si les éléments de preuve ne sont manifestement pas pertinents par rapport à l'affaire, le tribunal peut refuser de les admettre. Les éléments de preuve sont pertinents s'ils tendent à prouver l'existence ou la non-existence d'un fait en questionNote de bas de page 21 (autrement dit, ils ont au moins une certaine valeur probante). Lorsque des éléments de preuve sont produits, le conseil doit pouvoir en expliquer la pertinence par rapport à une question précise.

Cependant, tout comme la crédibilité, la pertinence des éléments de preuve peut ne pas être tout à fait manifeste au début de la procédure. En outre, des éléments de preuve qui peuvent d'abord ne pas sembler pertinents peuvent se révéler être pertinents dans le contexte de la totalité de la preuve présentée. C'est pourquoi les tribunaux peuvent choisir d'admettre des éléments de preuve sans en déterminer la pertinence et leur accorder le poids approprié en fonction de leur pertinence après l'audience. Il est possible de n'accorder aucun poids aux éléments de preuve qui sont admis, mais qui se sont avérés par la suite non pertinents.

Des éléments de preuve peuvent être crédibles, mais non pertinents. Par exemple, les éléments de preuve relatifs à l'absence de protection de la police pour les femmes subissant de la violence de la part de leur époux dans le pays A peuvent venir d'une source très fiable, mais ils n'auront aucune pertinence dans une procédure d'octroi de l'asile si la demandeure d'asile n'a aucun lien avec le pays A ou s'il s'agit d'un demandeur d'asile originaire du pays A dont la demande d'asile reposait sur la race ou l'origine ethnique.

La pertinence peut dépendre de la façon dont d'autres questions sont tranchées. Par exemple, la pertinence d'éléments de preuve solides et crédibles attestant une relation parent-enfant étroite entre l'appelant et un enfant adopté ne sera peut-être pas manifeste jusqu'à ce que le tribunal établisse si l'adoption était conforme aux lois du pays d'adoption.

3.2.2 Commencer l'examen de la crédibilité

Durant l'audience, le tribunal doit prendre note des facteurs relatifs à la crédibilité des éléments de preuve, y compris le comportement de chaque témoin et toute incohérence ou omission dans leur témoignage.Note de bas de page 22 Dans une procédure de type non contradictoire, le tribunal peut demander des explications au sujet de ces incohérences ou de ces omissions. Dans une procédure contradictoire, le tribunal peut demander aux parties d'expliquer des problèmes concernant leur témoignage ou il peut laisser les parties libres de les expliquer ou pas (en gardant à l'esprit qu'en ne donnant pas au témoin la possibilité d'expliquer un problème relatif à la preuve, le tribunal ne pourra peut-être pas se fonder sur ce dernier pour rendre une décision défavorable quant à la crédibilité).

Comme il a été expliqué précédemment, le tribunal peut conclure pendant une audience que les déclarations d'un témoin sont irrecevables pour manque de crédibilité. Cependant, dans la plupart des cas, les conclusions concernant la crédibilité sont tirées après que les témoignages ont été entendus et appréciés.

3.3 Après l'audience

3.3.1 Tirer des conclusions sur la crédibilité

Généralement, après l'audience, le tribunal commence ses délibérations en déterminant si chaque élément de preuve au dossier est crédible à la lumière de l'ensemble de la preuve.

Lorsque la crédibilité des éléments de preuve n'a aucune incidence sur l'issue de l'affaire, le tribunal peut présumer, mais sans tirer de conclusion à cet égard, qu'ils sont crédibles pour les besoins de son analyse. Par exemple, un tribunal de la Section de la protection des réfugiés peut présumer, mais sans tirer de conclusion à cet égard, que les allégations de persécution dans sa ville d'origine faites par un demandeur d'asile sont crédibles, mais rejeter la demande d'asile en raison de l'existence d'une possibilité de refuge intérieur sûre et raisonnable. Il s'agit d'une méthode rapide qui est juridiquement acceptable si la crédibilité des allégations est sans incidence sur les conclusions du tribunal relativement à la possibilité de refuge intérieur.

3.3.2 Apprécier la preuve

Un poids sera accordé aux éléments de preuve en fonction de leur crédibilité et de leur valeur probanteNote de bas de page 23. Dans leur appréciation, les commissaires peuvent prendre en considération les différents principes et facteurs examinés dans le présent document.

3.3.3 Tirer des conclusions de fait

Une fois qu'il a accordé un poids aux éléments de preuve, le tribunal formule des conclusions quant aux faits qui ont été prouvés. Les conclusions de fait peuvent comprendre des conclusions raisonnables tirées à la lumière des éléments de preuve. Sauf indication contraire expresse, dans les affaires relatives à l'immigration et à l'octroi de l'asile, le tribunal tire des conclusions relatives à des faits présumés ou contestés selon la prépondérance des probabilités.

3.3.3​.1 Tenir compte des présomptions légales

Dans certaines circonstances, le droit impose aux décideurs de tirer une conclusion particulière en l'absence de preuve du contraire. C'est ce qu'on appelle une présomption réfutableNote de bas de page 24. Par exemple, en droit des réfugiés, à moins qu'il y ait un effondrement complet de l'appareil étatique, il est présumé que l'État est capable de protéger ses ressortissants. Cette présomption peut être réfutée par des éléments de preuve clairs et convaincants affirmant le contraireNote de bas de page 25. Lorsqu'ils tirent des conclusions fondées sur la preuve, les tribunaux doivent se demander si la partie à qui incombait le fardeau de la preuve a fourni suffisamment d'éléments de preuve pour réfuter toute présomption légale réfutable qui peut s'appliquer en l'espèce.

Il arrive, dans des cas exceptionnels, qu'une présomption ne soit pas réfutable. Par exemple, suivant l'article 80 de la LIPR, un certificat prévu à l'article 77, soumis à un juge de la Cour fédérale qui l'a jugé raisonnable au titre de l'article 78 constitue une preuve concluante que l'étranger ou le résident permanent qui y est nommé est interdit de territoire.

3.3.3​.2 Envisager d'accorder le bénéfice du doute

D'après le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugiéNote de bas de page 26 du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, il faudrait accorder le bénéfice du doute aux demandeurs d'asile dans certaines circonstances :

203. Il est possible qu'après que le demandeur se sera sincèrement efforcé d'établir l'exactitude des faits qu'il rapporte, certaines de ses affirmations ne soient cependant pas prouvées à l'évidence. Comme on l'a indiqué ci-dessus (paragraphe 196), un réfugié peut difficilement « prouver » tous les éléments de son cas et, si c'était là une condition absolue, la plupart des réfugiés ne seraient pas reconnus comme tels. Il est donc souvent nécessaire de donner au demandeur le bénéfice du doute.

204. Néanmoins, le bénéfice du doute ne doit être donné que lorsque tous les éléments de preuve disponibles ont été réunis et vérifiés et lorsque l'examinateur est convaincu de manière générale de la crédibilité du demandeur. Les déclarations du demandeur doivent être cohérentes et plausibles, et ne pas être en contradiction avec des faits notoires. [Caractères gras ajoutés.]

Des tribunaux ont statué que le principe du bénéfice du doute s'applique à un nombre limité de circonstances où le témoignage d'un demandeur d'asile est compatible avec la preuve documentaire, mais où la preuve extrinsèque à l'appui de sa version est ténueNote de bas de page 27. Dans l'arrêt ChanNote de bas de page 28, la Cour suprême du Canada a statué, à la majorité, qu'il ne convient pas d'accorder le bénéfice du doute lorsque les allégations du demandeur d'asile sont en contradiction avec des faits généralement notoires ou avec la preuve disponible.

3.3.4 Appliquer les normes de preuve

Après avoir tiré des conclusions sur les faits pertinents, le tribunal applique les normes de preuve appropriées pour décider quelles sont les questions déterminantes. En règle générale, les questions dans les procédures relatives à l'immigration et à l'octroi de l'asile sont tranchées selon la prépondérance des probabilités ou en fonction de la question de savoir si quelque chose est plus probable que le contraire. Toutefois, il existe différentes normes pour certaines questions.

3.3.5 Décision

Enfin, le tribunal décide si la partie à qui incombe le fardeau de la preuve a établi tous les éléments de l'affaire et il rend sa décision.